Aliette Guibert-Certhoux on Wed, 31 Oct 2012 20:27:51 +0100 (CET)


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[Nettime-fr] Quand les bourgeoises elles-mêmes n'avaient pas le droit de voter...


Pour comprendre ce jour on se tourne vers le passé... il y a des
leçons à prendre et aussi des contradictions opportunes:)

= - = - = - = -

Octave Mirbeau pour Marie-Claire de Marguerite Audoux,
le paradoxe de l’émergence du genre féminin

PRÉSENTATION

C’est un comble que Marie-Claire, le premier livre publié de
Marguerite Audoux, qui lui assura d’emblée la gloire, fut préfacé par
Octave Mirbeau pour les éditions Fasquelle, parce qu’il souhaitait le
faire concourir au Prix Goncourt, alors que quelques jours avant la
tenue de ce Prix l’ouvrage reçut celui de l’académie des femmes, le
Prix Vie Heureuse [1], en 1910. Le Prix rival subtilisa l’ouvrage, car
les deux récompenses étaient respectivement exclusives. Sans doute, la
notoriété littéraire et politique d’Octave Mirbeau, signataire de la
préface, put-elle conforter dans leur bon choix les membres du jury
féminin qui attribuèrent leur Prix à la couturière du « groupe
fraternel », Anna de Noailles en tête. Comble d’ironie de la
concurrence personnelle répondant avec élégance aux attaques misogynes
publiées en 1908, de se ressaisir de l’acte éditorial de l’ennemi de
pouvoir du genre, pour relever le gant de son « bon goût », en
assurant la réussite féminine du livre qu’il avait préparé pour le
jury des mâles. Mais quant à lui, n’aurait-il pas du encore convaincre
son jury du Goncourt, au risque d’être désavoué dans son soutien, aux
dépens de la romancière ?

Alors, les femmes n’ont pas encore conquis le droit de vote, c’est
dire l’importance des combats féministes à chaque lieu social où il
peuvent se mener. Le Prix littéraire de Marguerite Audoux traduit non
seulement une émergence de classe mais encore celle du genre féminin
inclus dans le mouvement solidaire des femmes de la bourgeoisie, qui
fusionnent l’ensemble de la situation progressiste de la romancière,
opportunément d’origine pauvre — pourrait-on dire dans ce contexte.
Mais cela n’enlève rien à la beauté de son style en premier lieu, qui
ne fait pas de sa récompense un compromis.

Au moins, l’académie des femmes pour Marguerite Audoux ne commit-elle
pas l’erreur que l’académie Goncourt commit pour Charles-Louis
Philippe, et la romancière put-elle connaître la gloire et le confort
matériel bienvenus de son vivant. Car en dépit de son rôle dans
l’académie où il représentait en quelque sorte Edmond Goncourt
lui-même, qui l’avait choisi, Octave Mirbeau n’avait pu obtenir la
récompense de la dernière chance pour Charles-Louis Philippe, le
voyant échouer par deux fois, alors qu’à juste titre il l’avait
farouchement défendu [2] ... Marguerite Audoux pour gagner dut
l’emporter sur les deux tableaux, mais en tant qu’enjeu de valeur de
la partie, non comme protagoniste du jeu de pouvoir entre les genres
sexués, et encore moins comme intrigante. Son seul combat de tête fut
sans détour celui du droit existentiel contre la misère et de bien
écrire pour pouvoir l’exprimer.

La préface de Mirbeau reconnu et apprécié internationalement contribua
certainement à révéler Marie-Claire.

Au grand dam de son désespoir du Goncourt Charles-Louis Phillippe n’a
pas désemparé, posant la première main de correcteur sur le manuscrit
de son amie et payse Marguerite, qui n’était pas allée comme lui à
l’école, mais grâce à une religieuse avait appris à lire et à écrire,
sans ouvrir un livre de grammaire, pendant ses années d’orphelinat au
couvent. D’où elle avait également tiré la leçon de survie, que
l’idéal n’existant pas sur terre il était inutile de perdre son temps
à le chercher, mais pour autant de devoir se mettre à l’ouvrage, de ne
pas désespérer de ses propres ressources. Et pour réussir de devoir
rester dans la mesure de ses moyens perfectibles, en exigeant de
soi-même la performance. Telle était la femme que Michel Yell devenu
son compagnon avait présentée à son ami Charles-Louis Philippe. Elle
était la seule femme écrivain du « groupe fraternel ». À observer ses
choix et ses refus, le seul échec gardé en elle, qui ne visait pas à
devenir mondaine, fut l’échec amoureux. Celui de son premier amour
perdu, interdit, qui l’avait conduite au couvent, comme un nuage
restant à assombrir sa vie, par dessus tout amour sincère et durable
pourtant éprouvé ensuite.

Ainsi Michel Yell — de son vrai nom alors, Jules Iehl — fut-il
éconduit deux fois, au fil des années, d’avoir demandé à Marguerite
Audoux de l’épouser, notamment la seconde fois en 1908, après qu’il
eût obtenu sa première charge comme Juge de Paix à La Loupe, dans la
région parisienne, grâce à Eugène Rouart alerté par André Gide.
Finalement ce fut encore André Gide qui favorisa leur séparation
définitive au printemps de 1909, toujours pressant Eugène Rouart qui
réussit enfin à obtenir pour Ielh la belle promotion de magistrat
attendue depuis plusieurs années, à Fronton, en Haute-Garonne, où Gide
considérait que là se trouvait le meilleur site pour la santé de son
protégé (tuberculeux) [3]. Où Léon-Paul Fargue et Valéry Larbaud lui
rendirent visite après la mort de Charles-Louis Philippe.

Mais contrairement au premier groupe parisien, les épidermistes, qui à
l’instar de Francis Jourdain excluait radicalement les femmes pour se
rencontrer dans des restaurants populaires, avant Carnetin, il fut
deux autres femmes à la belle personnalité qui comptèrent avec
Marguerite, depuis Carnetin, où la vie quotidienne fut partagée entre
tous, plusieurs fois par mois, de 1904 à 1907 : Agathe, styliste,
l’épouse de Francis Jourdain, et Émilie Millerand, lingère, « la
Millie de Philippe ». Elles se dynamisèrent solidairement autour des
métiers manuels de la création et de la fabrication du vêtement, pour
aider la plus démunie d’entre elles. Comme tous les hommes du groupe
avaient une activité d’écriture, œuvre personnelle ou critique des
œuvres dans différentes disciplines, ils s’attachèrent
particulièrement à faire réussir Marguerite dans son activité
d’écrire, qui leur paraissait un mouvement exemplaire de sa vie.
C’était la seule qui par goût s’attachait à l’expérience de son
intellectualité, philosophique et poétique, de femme du peuple restée
au travail pour gagner son pain (ce qui l’installa en locomotive de
ses comparses parmi le groupe).

C’est Francis Jourdain lui-même qui en décembre 1909 transmet le
manuscrit à Octave Mirbeau, juste après la mort de Charles-Louis
Philippe. Octave Mirbeau, éminente personnalité littéraire de renommée
européenne grâce à ses grands succès de librairie et à sa maîtrise de
la critique dans les revues, romancier [4], nouvelliste, essayiste,
critique, au radicalisme de classe sans faille, puissant dans le
domaine de l’édition, et cependant anarchiste engagé par ses
manifestes et sa solidarité contre le racisme et dans les causes
sociales révolutionnaires, y compris critique de l’éducation, ne
cautionne pas de son vote le système électoral de la 3e république
fondée sur les charniers de la Commune. Éditorialiste tutélaire des
écrivains du groupe fraternel de Carnetin et également de Valéry
Larbaud, qui est un ami du groupe et particulièrement ami avec
Charles-Louis Philippe avant de devenir proche de Léon-Paul Fargue,
lors de leur rencontre émotionnelle à l’enterrement de leur ami, en
décembre 1909. Tout pour le livre de Marguerite Audoux se joue autour
du relai amical au moment de la mort de Charles-Louis Philippe qui l’a
inspirée, défiée et aidée, même si au début de l’année 1909 elle cesse
de lui parler, le jugeant responsable de la misérable mort de Millie
[5]. C’est Valéry Larbaud du vivant de Charles-Louis qui recopie le
manuscrit raturé de Marie-Claire pour le rendre lisible, dans un
moment où Marguerite ne peut en assurer l’entreprise à cause de ses
yeux malades [6].

Et c’est encore Valéry Larbaud, informé par Léon-Paul Fargue de la
fillette surnommée Quasi, orpheline de l’ancienne compagne de
Charles-Louis Philippe morte quelques mois avant lui, qui lui verse
une pension pour la dispenser de travailler pendant sa scolarité en
Bretagne (l’histoire ne dit pas si madame Larbaud mère le jugeant trop
dépensier permet la prolongation de cette aide jusqu’au terme de sa
pertinence annoncée, du moins semble-t-il). Ainsi Quasi, que pourtant
il ne connaît pas, d’où qu’il nomme ainsi sa limousine conduite par un
chauffeur, inspirera-t-elle ses déplacements avec Fargue dans leur
région natale partagée, durant les années qui suivront immédiatement
le décès de Philippe. Et des sanglots à sourire en larmes à rire aux
larmes, dans l’insolence de son étrange tragédie, la ronde fraternelle
poursuit sa danse solidaire jusqu’à la première guerre mondiale,
durant laquelle Octave Mirbeau quitte à son tour la ritournelle de la
vie, le jour même de ses 69 ans, le 16 février 1917.

Après, ces souvenirs seront sans pareil, comme si les dernières fleurs
du renouveau des cerises s’étaient à jamais fanées.
A. G. C.


    « Amis, vous vous souviendrez toujours des dîners chez Philippe et
chez Francis, de Carnetin, de la crèmerie Grunat, de la proue sur la
Seine et des soirs d’été dans l’île Saint Louis, pauvres poètes, quand
les bateaux-mouches glissaient comme des silures aux bouches tristes !
Marguerite Audoux, Jourdain, Yell, Chanvin, Larbaud, Ray, Gignoux,
Werth, nous sommes les derniers tenants du groupe... En dépit des
malentendus, des affaires, de la galette, en dépit des concessions des
rancunes, en dépit de nos pauvres nerfs, serrons les rangs,
serrons-nous les coudes. »
    Léon-Paul Fargue, Sous la lampe (extrait)
    Éd. de la NRF, 1929, Paris.


PRÉFACE DE MARIE-CLAIRE

La suite :

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