/b/u/g/ on Thu, 2 Dec 1999 09:10:29 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Production et circulation de savoirs


m u l t i t u d e s   o n   l i n e
....................................




    TRADITION CULTURELLE EUROPÉENNE
    ET NOUVELLES FORMES DE PRODUCTION
    ET CIRCULATION DU SAVOIR




    Par Maurizio Lazzarato




L'histoire de la culture européenne est en train de vivre un de ses plus
grands bouleversements depuis, peut-être, l'invention de la l'imprimerie. Un
véritable défi est lancé aux fondements même du concept de culture et de ses
modes de production, de socialisation et d'appropriation. Je parle
évidemment de son intégration au processus de la valorisation économique. Ce
processus d'intégration s'est accéléré depuis le début des années 80 à
travers, d'une part, la mondialisation et la financiarisation de l'économie,
et d'autre part l'avènement de ce qu'on appelle les nouvelles technologies.

Plusieurs voix se sont depuis levées pour défendre la culture, surtont de la
part d'intellectuels et d'artistes. Des oppositions plus fortes ayant trait
à la subordination de la culture au champ économique se sont cristallisées
au moment de la renégociation des rapports commerciaux qui concernent la
production audiovisuelle, mais aussi les "droits d'auteurs" dont la
définition même est mise en discussion par les nouveaux moyens de
communication.

La stratégie de défense de la culture qui, en France au moins, semble se
dégager de ces premières formes de mobilisation contre le monopole mondial
des grandes entreprises de communication et de "divertissement" américaines,
est celle qui désormais passe sous la définition de sauvegarde de
l'"exception culturelle" .

Les artistes et les intellectuels, mais aussi les hommes politiques et les
gouvernements qui revendiquent le droit à l'"exception culturelle" se
veulent les héritiers de la tradition et de l'histoire de la culture
européenne: autonomie et indépendance de l'art et des artistes par rapport
au politique et à l'économique. La stratégie des tenants de l'"exception
culturelle" semble vouloir utiliser et redéfinir positivement la séparation
entre culture et économie.

Ce que je voudrais soumettre à discussion avec vous, c'est le fait que cette
position, qui reflète, selon moi, un point de vue plus généralement européen
sur la question, est intenable face aux nouveaux mode production et de
diffusion du savoir. L'hypothèse que je voudrais vous proposer renverse,
d'un certain point de vue, la stratégie de l'exception culturelle et je
pourrais la résumer de cette façon: les modes de production, de
socialisation et d'appropriation du savoir et de la culture sont
effectivement différents des modes de production, de socialisation et
d'appropriation de richesses. Mais selon une intuition de Georg Simmel ce"
sont les modes de production et de socialisation propres à la culture qu'il
faut introduire dans l'économie" , au lieu d'en revendiquer l'autonomie. Et
cela, non pas comme une action volontariste, mais parce que, selon cette
foisci, une intuition de Gabriel Tarde la "production intellectuelle" tend à
devenir la forme générale de direction et d'organisation de la production de
la richesse et le "besoin de connaître" et l'"amour du beau et l'avidité de
l'exquis" sont les grands débouchés qui s'ouvrent au développement du
progrès économique.

J'utiliserais donc ces deux auteurs et notamment l'Economie psychologique de
Tarde pour étaler mon argumentation. Gabriel Tarde a publié son Économie
psychologique en 1902, il y a un siècle donc. Je voudrais seulement rappeler
que ces formidables anticipations de Tarde ne font pas vraiment partie de la
tradition culturelle européenne, car sa théorie est tombé dans l'oubli.

Sur la base du mode de production de la culture et notamment des
connaissances, Tarde nous propose une critique de l'économie politique d'une
intrigante actualité en renversant le point de départ de l'analyse
économique. Ne pas partir de la production des valeurs-utilité, c'est-à-dire
de la "production matérielle" (la très célèbre usine à épingle ainsi que
l'Encyclopédie des Lumières sont passées dans la philosophie morale
écossaise de Adam Smith en devenant ainsi l'incipit de l'économie
politique), mais de la production des connaissances: la production des
livres. "Comment se fait un livre ? Ce n'est pas moins intéressant que de
savoir comment se fabrique une épingle et un bouton." (1)

Commencement inimaginable pour les économistes de l'époque (et même, il faut
le dire, pour les contemporains) et encore moins pour nous car la production
du livre pourrait être assumé comme paradigme de la production
post-fordiste.

Les valeur-vérités, comme Tarde appelle les connaissances comme tout autre
produit, sont le résultat d'un véritable processus de production. Au fur et
à mesure que se développent des dispositifs, telle la "presse" ,l'opinion
publique, (mais aujourd'hui on pourrait parler de la télévision, des réseaux
télématique, d'lnternet) qui rendent les actes de production et de
consommation des connaissances de plus en plus reproductibles et
uniformisables, elles acquièrent un "caractère de quantité de plus en plus
marqué et propre à justifier de mieux en mieux leur comparaison avec la
valeur d'échange". Deviennent-elles pour autant des marchandises comme les
autres ?

L'économie les traite effectivement comme des richesses économiques, elle
les considère comme des valeur-utilités comme les autres, mais selon Tarde,
les connaissances ont un mode de production qui ne peut pas être réduit à la
"division du travail" et un mode de "socialisation" et de "communication
sociale" qui ne peuvent pas être organisés par le marché et par l'échange,
sous peine de dénaturer la production et la consommation de ces valeurs.

L'économie politique est obligé de traiter les valeur-verités comme les
autres marchandises (2) car, elle ne connaît d'autres méthodes que celles
qu'elle a élaborées pour la production de valeurs-utilité, ce qui est
deuxièmement, et beaucoup plus important, elle doit les traiter comme des
produits matériels, sous peine de devoir complètement bouleverser ses
fondements théoriques, mais surtout politiques. En effet les "lumières" ,
comme Tarde appelle parfois les connaissances, épuisent le concept
d'économie et de richesse de l'économie politique fondé sur la rareté, le
manque et le sacrifice.

Commençons comme nous le propose l'économie politique par la production, en
soulignant qu'il s'agit bien de production de livres et non d'épingles. Avec
la production des livres nous sommes immédiatement confrontés à la
nécessité, en principe, de changer de mode de production et de régime de
propriété par rapport à ce que théorise et légitime la science économique.

"La règle, en fait des livres, c'est la production individuelle, tandis que
leur propriété est essentiellement collective; car la ³propriété littéraire²
n'a de sens individuel que si les ouvrages sont considérée comme des
marchandises, et l'idée du livre n'appartient à l'auteur exclusivement
qu'avant d'être publiée, c'est-à-dire quand elle est encore étrangère au
monde social. Inversement, la production des marchandise devient de plus en
plus collective et leur propriété reste individuelle et le sera toujours,
alors même que la terre et les capitaux seraient Œnationalisés². Il n'est
pas douteux que, fait de livres, la libre production s'impose comme meilleur
moyen de produire. Une organisation du travail scientifique qui
réglementerait législativement la recherche expérimentale ou la méditation
philosophique donnerait de lamentables résultats." (3)

L'impossibilité d'organiser la production selon un "management scientifique"
est ce que les grandes multinationales de l'économie de l'information sont,
dans des limites très précises, prêtes à reconnaître. Ce sur quoi, par
contre, elles sont intraitables est le régime de propriété. La notion de
propriété est-elle applicable à toutes les formes de la valeur, aussi bien
la valeur-utilité, que la valeur-beauté et la valeurvérité ? Peut-on être
propriétaire d'une connaissance comme on est propriétaire d'une
vaieur-utilité quelconque ? Peut-être, répond Tarde, mais pas dans le sens
ou la science économique et la science juridique l'entendent, à savoir comme
"libre disposition" .

"En ce sens, un homme n'est pas plus propriétaire de sa gloire, de sa
noblesse, de son crédit (vers la société n. d. r.), qu'il ne l'est de ses
membres, dont il ne saurait se dessaisir- comme membres vivantes - en faveur
d'autrui. Il n'a donc à redouter d'expropriation pour ces valeurs-là, les
plus importants de tous, les plus impossibles à nationaliser." (4)

Donc pour éviter de se confronter à la nécessité d'un nouveau mode de
d'organisation de la production et d'un nouveau régime de propriété telle
que la nature des connaissances l'implique, I'économie politique est obligée
de ramener les "produits immatériels" à des "produits matériels" (5), à des
marchandises comme les autres car la production du livre met en discussion
la propriété individuelle et exclusive et la production disciplinaire sur
lequel se fonde l'économie. Passons maintenant à la consommation. Peu-ton
comparer la consommation des richesses à la consommation des valeurs-vérité
et des valeursbeauté ?" Consomme-t-on ses croyances en y pensant et les
chefs-d'oeuvre qu'on admire en les regardant ?" (6) se demande Tarde.
Seulement les richesses, telles que l'économie politique les définit,
prévoient une "consommation destructive" qui suppose à son tour l'échange et
l'appropriation exclusive. La consommation d'une connaissance, au contraire,
ne suppose pas son aliénation définitive, ni sa consommation destructive.

Et pour approfondir la spécificité de la "consommation" des connaissances
analysons le mode de "communication sociale" , la forme de la transmission
des valeurs-vérité, que les économistes ne savent concevoir que sous la
forme du Marché. D'abord Tarde nous dit que les connaissances n'ont pas
besoin d'être la propriété exclusive de quelqu'un pour satisfaire le désir
de savoir et ne prévoient pas l'aliénation définitive du "produit" .
Maintenant il ajoute que la transmission d'une connaissance n'appauvrit en
rien celui qui la produit et qui l'échange. Au contraire, la diffusion d'une
connaissance, au lieu de dépouiller son créateur, augmente sa valeur et la
valeur même de la connaissance (7). Il ne leur est donc pas essentiel d'être
un objet d'échange pour se communiquer.

"C'est par métaphore ou abus de langage qu'on dit de deux interlocuteurs
qu'ils ³échangent leurs idées² ou leurs admirations. Échange, en fait des
lumières (connaissances n. d. r.) et beautés, ne veut pas dire sacrifice, il
signifie mutuel rayonnement, par réciprocité de don, mais d'un don tout à
fait privilégié, qui n'a rien de commun avec celui des richesses. Ici, le
donateur se dépouille en donnant; en fait des vérités, et aussi des beautés,
il donne et il retient à la fois. En fait de pouvoirs, il fait quelquefois
de même (...) Aussi le libre-échange des idées, des croyance religieuses,
des arts et des littératures, des institutions et des moeurs, entre deux
peuple, ne saurait-il, en aucun cas, courir le risque qu'on a souvent
reproché au libre-échange des marchandises, d'être une cause
d'appauvrissement pour l'un d'eux" (8).

L'énoncé "la valeur d'un livre" est ambiguë parce que il a une valeur vénale
en tant que "tangible, appropriable, échangeable, consommable" et une
valeur-verité en tant que, essentiellement," intelligible, inappropriable,
inéchangeable, inconsommable" . Le livre peut être considéré à la fois comme
"produit" ou comme "connaissance" . En tant que produit, sa valeur peut être
définie par le marché, mais qu'en est- il en tant que connaissance ?

Les idées de perte et de gain sont applicables aux connaissances, mais ici
l'évaluation des pertes et de gains demande une éthique et non plus un
marché. Un livre est fait pour ou contre d'autre livres, comme un produit
est fait pour ou contre d'autre produit, mais seulement dans le deuxième cas
la concurrence peut être réglée par les prix. Dans le premier cas, nous
avons besoin d'une éthique. La transmission des connaissances a davantage à
voir avec la donation ou le vol qui sont des notions morales qu'avec
l'échange.

"En revanche, et par cela même qu'il est (le libre-échange des idées n. d.
r.) une addition réciproque, non une substitution, il suscite soit des
accouplements féconds, soit des chocs meurtriers, entre choses hétérogènes
qu'il met en relation. Il peut donc faire beaucoup de mal, quand il ne fait
pas beaucoup de bien. Et comme le libre échange intellectuel et moral sert
toujours tôt au tard d'accompagnement au libre-échange économique, on peut
dire de celui-ci que dans le cas ou il serait séparé de l'autre, il
deviendrait aussi inefficace qu'inoffensif. Mais, je le répète, ils sont
inséparables, et, pour être durable indéfiniment, un tarif prohibitif doit
se doubler d'un Index, ce prohibitionnisme ecclésiastique" (9).

Selon Tarde donc les modes de production et de communication des
connaissances nous conduisent au-delà de l'économie. On est au délà de la
nécessité de socialiser les forces intellectuelles par l'échange, la
division du travail, la monnaie et la propriété exclusive. Cela ne signifie
nullement que les relations de pouvoir entre forces sociales soient
neutralisées. Au contraire, elles se manifestent par des accouplement
féconds ou par des chocs meurtriers au délà du marché et de l'échange de
richesse. C'est-à-dire que la nature éthique, non avouée, des forces
économique ressort puissamment comme unique mode de" régulation économique"
au moment où la production intellectuelle se subordonne à la production
économique.

Ici on retrouve le problème niekschéen de la "hiérarchie de valeur" et de la
"grande économie" , mais sur un terrain différent.

Tarde nous donne un autre exemple, concernant cette fois la "formation" ,
qui nous conduit aux même conclusions. On pourrait établir une comparaison
entre la production des richesses et la production des valeurs-vérité par
l'enseignement. On pourrait donc, en pédagogie, définir, les divers facteurs
de production de l'enseignement. De même que les économistes distinguent le
travail, la terre et le capital dans la production des "lumières" , on
pourrait distinguer l'activité et l'intelligence de l'élève et la science du
professeur. "A vrai dire, ces dissertations ne serviraient pas à grand
chose. Avant tout, la première condition d'un bon enseignement, ­ les
conditions psychologiques du maître et de l'élève étant remplies ­, c'est un
bon programme scolaire, et un programme suppose un système d'idées, un
credo. De la même façon, la première condition d'une bonne production
économique, c'est une morale, sur laquelle on se mette d'accord. Une morale
est un programme de production industrielle, c'est-à-dire de consommation,
car l'un et l'autre sont solidaires" (10).

Si par certaines côtés les"lumières" peuvent être réduites aux
valeurs-utilité (elles supposent des consommations et des destructions des
forces et des dépenses pour leur production, elles peuvent se matérialiser
dans de produit et ils ont prix), la production, la communication et
l'appropriation des pensées et des connaissances diffère essentiellement de
la communication et de la socialisation de" richesses" (11). Donc dans le
capitalisme toutes les formes de production, même les plus incomparables,
deviennent de plus en plus évaluables en monnaie, mais de moins en moins les
connaissances se prêtent à ce genre d'évaluation. Ici Tarde nous ouvre une
autre porte cachée de la production intellectuelle que l'économie politique
apprèhende en s'appuyant sur les principes de rareté, de sacrifice et de
nécessité. Le problème que la" production intellectuelle" pose n'est pas
seulement celui de formuler une "éthique" applicable aux valeurs-verité,
mais surtout de tendre vers une forme de production de plus en plus
gratuite. La production intellectuelle épuise la raison d'être de l'économie
et de sa science: la rareté.

"La civilisation a pour effet de faire rentrer successivement dans le
commerce, c'est-à-dire dans le champ de l'économiste, une foule de choses
qui auparavant étaient sans prix, des droits et de pouvoirs mêmes; aussi la
théorie des richesse a-t-elle empiété sans cesse sur la théorie des droits
et sur la théorie des pouvoirs, sur la jurisprudence et la politique. Mais,
au contraire, par la gratuité toujours croissante des connaissances
librement répandues, la frontière se creuse entre la théorie des richesses
et ce qu'on pourrait appeler la théorie des lumières" (12).

Ces quelques pages semblent avoir été écrites pour l'économie de
l'information et la propriété intellectuelle dans l'économie de
l'immatériel." Libre production" , "propriété collective" et" circulation
gratuité" des valeurs-verité et des valeurs-beauté sont les conditions du
développement des forces sociales dans l'économie de l'information. Chacune
de ces qualité de la production intellectuelle sont en train de contredire
les fondements de l'économie de l'information dont les enjeux que représente
Internet aujourd'hui cristallise des oppositions futures.

Georg Simmel arrive, à la même époque, à des conclusions similaires" De
même, la communication de biens intellectuels ne signifie pas non plus qu'il
faille ôter à l'un ce qui doit être goûté par l'autre; du moins, seule une
sensibilité exacerbée et quasi pathologique peut vraiment se sentir lésée
quand un contenu intellectuel objectif n'est plus propriété subjective
exclusive, mais se trouve également pensé par d'autres. Globalement, on peut
dire de la possession intellectuelle, du moins dans la mesure où elle n'a
aucun prolongement économique, qu'elle ne s'acquiert pas aux dépends
d'autrui, n'étant pas prélevée sur des réserves mais que, tout fut-il déjà
donné, elle doit finalement être produite par la conscience même de
l'acquéreur. Or cette conciliation des intérêts, qui découle ici de la
nature de l'objet, il s'agit clairement de l'introduire aussi dans ces
domaines économiques où, à cause de la concurrence dans la satisfaction d'un
besoin particulier, chacun ne s'enrichit qu'aux dépends de l'autre" (13).

Comme le souligne très bien G. Simmel la conciliation des intérêts qui
découle de la nature de l'objet intellectuel est un programme politique car
la logique de la rareté, le régime de la propriété exclusive et le mode
production est imposée à ses produit par les nouvelles industries de la
connaissance. Mais si on ne s'interroge pas sur les contradictions
spécifique à la production intellectuelle et on se limite à revendiquer
l'autonomie de la culture et de ses producteurs, la résistance à la
domination du capitalisme contemporain concernant la culture demeure un veux
pieux. Mais la production contemporaine des richesse n'intègre pas seulement
la production, la socialisation et l'appropriation de connaissance, mais
aussi des valeurs-beauté, c'est-à-dire des forces esthétiques. Au fur et à
mesure que les besoins deviennent de plus en plus spéciaux la valeur
esthétique est un des éléments fondamentales qui stimule le désir de
produire et le désir de consommer. Ce processus qui avait à peine commencé
au moment ou Tarde écrivait ces pages et qui était difficilement perceptible
par les économistes de son époque a subi une accélération extraordinaire à
partir de l'essor de ce qu'on appelle l'économie de l'information ou de
l'immatériel.

La définition de la culture à laquelle se réfère la stratégie de
l'"exception culturelle" , présuppose une différence qualitative entre
travail industriel et travail artistique. Aujourd'hui, sur la base de la
tendance dégagée par Tarde, selon laquelle la production intellectuelle va
se subordonner a la production économique, le travail artistique tend à
devenir un des modèles dans la production de la richesse.

On vient de voir dans quelles mesures le concept de richesse doit intégrer
les connaissances et comment le travail intellectuel se rapporte au
développement du" progrès économique" selon Tarde. Il nous reste à analyser
dans quelles mesures le travail artistique peut amener à une compréhension
de ce changement radical. Selon Tarde, toute activité est une combinaison de
travail d'imitation et d'invention, mais aussi de travail artistique,
présents à des degrès très inégaux inégales. Le travail industriel n'échappe
pas à cette règle. Quel rapport existe entre travail industriel et travail
artistique ? La distinction très nette qu'il établit entre travail
industriel et travail artistique n'empêche pas une continuité de transition .

La définition sociale de l'activité artistique que Tarde saisit de manière
magistrale nous inspire quelques réflexions sur ta modification des rapports
entre producteur et consommateur qui résulte des interactions entre activité
artistique et activité industrielle. Nous soulignerons deux aspects de la
définition tardienne du travail artistique: d'une part le rôle déterminant
joué par l'"imagination" , d'autre part le fait que dans l'activité
artistique la distinction entre producteur et consommateur tend à s'effacer .
Inutile de dire que là aussi les considérations tardiennes sont d'une grande
importance pour définir le statut et les fonctions du"
consommateur-communicateur" de nos sociétés contemporaine. Dans le
post-fordisme en effet, la clientèle de n'importe quelle production
industrielle (et notamment dans la production de l'économie de
l'information) tend à s'identifier à un public et ce dernier joue à la fois
le rôle de producteur et de consommateur.

La sensation est l'élément psychologique non représentatif et donc non
communicable qui, selon Tarde est, I'objet même du travail artistique.

"Nous l'avons dit en commençant: les phénomènes de la conscience ne se
résolvent pas entièrement en croyance et désir, en jugement et en volonté:
il y a toujours en eux un élément effectif et différentiel qui joue le rôle
actif dans les sensations proprement dites et qui, dans ces sensations
supérieures appelées sentiments, a une action dissimulée mais qui n'en
demeure pas moins essentielle. La vertu propre de l'art est de régir les
âmes en les saisissant par ce grand côté sensationnel. Comme manipulateur
d'idées et de volontés, il est bien inférieur, en somme, à la religion, et
aux diverses formes du gouverne-ment, politique, droit, morale. Mais comme
éducateur des sens et du goût, il n'a pas son égal." (14)

Est-ce que les sensations aussi peuvent se constituer en valeur que l'on
peut mesurer quantitativement et donc échanger; et par quel genre de
dispositif et impliquant quel genre d'activité ?

"(...) les grands artistes créent des forces sociales tout aussi digne du
nom de forces, tout aussi capables de croître et de décroître avec
régularité, que les énergies d'un être vivant" (15).

C'est l'artiste à travers ses oeuvres d'art qui arrive à donner consistance
sociale aux sensations les plus fuyantes, les plus singulières et les plus
nuancées. En combinant les éléments psychologiques de notre âme où les
sensations dominent, les artistes ajoutent à travers leur oeuvre une variété
nouvelle à la sensation du public. La sensation et la sensibilité sont donc
les" produits" du travail artistique.

"Or, en nous fabricant de la sorte ie clavier de notre sensibilité, en nous
l'étendant, et le perfectionnant sans cesse, les poètes et les artistes
superposent en partie substituent à notre sensibilité naturelle, innée,
inculte différente en chacun de nous et essentiellement incommunicables, une
sensibilité collective, semblable pour tous, impressionnable comme telle aux
vibrations du milieu social, précisément parce qu'elle est née de lui. Les
grands maîtres de l'art, en un mot, disciplinent les sensibilités, et, par
suite, les imaginations, les font refiéter entre elles et s'aviver par leur
mutuel reflet, pendant que les grands fondateurs ou réformateurs de
religions, les savant, les législateurs, les hommes d'États, disciplinent
les esprits et les coeurs, les jugements et les vérités" (16).

Le travail artistique est donc pour Tarde un travail" productif" car il
répond à un besoins de production et de consommation qui concerne la
sensation pure. Il faut maintenant analyser comment le travail artistique et
le travail industriel s'opposent ou s'accordent. La différence entre l'art
et l'industrie tient d'abord dans le fait que les désirs de consommation
auxquels répond l'art sont plus artificiels et capricieux que ceux auxquels
répondent l'industrie et demandent une" élaboration sociale plus longue."

Les désirs de consommation artistiques sont plus encore que les désirs de
consommation industrielle, fils de l'"imagination inventive et découvreuse."
Seulement l'imagination qui les a fait naître peut les satisfaire car ils
ont leur origine, à la différence des désirs de consommation industrielle,
presque exclusivement dans l'imagination.

"Le désir que sert l'industrie, façonnés il est vrai par les caprices des
inventeurs, jaillissent spontanément de la nature et se répètent chaque jour
les mêmes, comme les besoins périodiques qu'ils traduisent; mais ies goûts
que l'art cherche à flatter se rattachent par une longue châ~ne d'idées
géniales à de vagues instincts, non périodiques, et ne se reproduisent qu'en
se modifiant" (17).

Le désir de consommation industrielle préexiste à son objet et, même si
précisé ou sophistiqué par certaines inventions du passé, il ne demande à
son objet que leur réalisation répétée;" mais le désir de consommation
artistique attend de son objet même son achèvement et demande à des
inventions nouvelles que cet objet doit lui fournir la variations des
anciennes. Il est naturel, en effet, qu'un désir inventé comme son objet ait
pour objet aussi le besoin même d'inventer, puisque l'habitude de
l'invention ne saurait qu'en faire naître et en accroître le goût" (18). Ces
besoins non périodiques et accidentelles sont nés d'une" rencontre imprévue"
et exigent un" imprévu perpétuel" pour vivre.

Mais il y a une autre caractéristique du travail artistique qui nous
intéresse particulièrement. Dans la production artistique, on ne peut pas
distinguer la production de la consommation, car l'artiste éprouve lui-même
le désir de consommation, il cherche tout d'abord à flatter son goût et non
seulement celui de son public.

"En outre, le désir de consommation artistique a cela de particulier d'être
plus vif encore, et la joie qui le suit plus intense, chez le producteur
lui-même que le simple connaisseur. En cela l'art diffère profondément de
l'industrie (...) En fait d'art, la distinction entre la production et la
consommation va perdant son importance, puisque le progrès artistique tend à
faire de tout connaisseur un artiste, de tout un artiste un connaisseur"
(19).

Or ces différences et ses oppositions entre travail artistique et travail
industriels sont en trains de tom

ber une à une. Le phénomène qui s'est développé est plutôt une adaptation de
plus en plus profonde entre ces deux types d'activité. Ce processus est
contradictoire, mais irréversible. Ce que Tarde lui même dessine comme une
tendance. Il faut intégrer les valeurs-beauté à la définition de la richesse
et le travail artistique au concept de travail, car l'"amour du beau,
I'avidité de l'exquis" font partie de besoins" spéciaux" qui présentent une
grande élasticité et donc un grand débouché pour l'industrie. Tarde prévoit
même" que l'industrie du luxe que à son époque concernait les classes
supérieures et c'était le seul type de consommation qui exprimait des
besoins" spéciaux" , sera substitué, au fur et à mesure que les besoins
sociaux se développeront, par l'"art industriel, I'art décoratif" , qui
pourrait bien être destiné au plus glorieux avenir" (20).

Walter Benjamin, quelque décennies plus tard, arrivera aux même conclusions,
en analysant la tendance du développement industriel et de l'activité
productive sur la base de la production cinématographique (21).

Pour terminer, si on veut sauvegarder la spécificité de la culture
européenne et son potentiel d'émancipation on ne peut plus se cantonner à la
défense de la culture et à son autonomie, car les valeurs-verité et les
valeurs-beauté sont devenus les moteurs de la production de richesse. En
effet, au fur et à mesure que l'on passe des désir de production et de
consommation qui satisfont des besoins" organiques" à des désirs de
production et de consommation qui satisfont des besoins de plus en plus"
capricieux" et" spéciaux" dont un des plus important est le besoin de
connaissance, les activités économiques et les marchandises mêmes intègrent
les valeurs-verité (les connaissances) et ies valeursbeauté.

"Ajoutons que le côté théorique et le côté esthétique de tous les biens vont
se développant de plus en plus, non pas au dépens, mais au-dessus de leur
côté utilitaire" (22).

Cette conclusion qui pourrait être lu comme catastrophique, car elle montre
une subordination réelle de la production culturelle et artistiques, aux
impératifs économique, est une chance historique, pour peu que on sache la
saisir. Car ici, peut-être pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité, travail artistique, travail intellectuel et travail économique
d'un côté, consommation des marchandises, appropriation des connaissance et
des valeursbeauté, demandent d'être régulées par une même éthique.


[ Ce texte est paru en français et allemand dans la revue "Thesis" et a
circulé en anglais sur la liste nettime ]




Notes
-----

(1)  Gabriel Tarde, Psychologie économique, Felix Alcan, Paris, 1902 , p.91
(2)  En réalité l'économie de son époque ne fait même pas ça. En effet,
Tarde affirme que c'est une grosse négligence de la part de la comptabilité
nationale de ne pas mesurer ces forces économiques de plus en plus
importantes que représentent les "lumières" parmi les richesses des nations .
Cette négligence est du à la fausse définition de la richesse que l'économie
politique a assumé (qu'il s'agisse du travail ou de l'utilité) qui exclue de
sa définition la croyance.
L'économie actuelle est, par contre, de plus en plus  organisé autour de la
reduction des connaissances à marchandises.
(3)  Idem, p. 92.
(4)  Idem, p. 89
(5)  Cette distinction est opèré par Tarde et non par moi.
(6)  Idem, p. 88
(7)  "Les idées que vous avez découvertes, vous les possédez d'une tout
autre façon que les richesses que vous avez fabriquées, les eussiez-vous
inventées et fabriquées le premier. Vos découvertes et vos inventions, vous
les possédez d'autant plus, ce semble, que vous les propagez davantage par
la conversation et le discours. Quant aux richesses que vous avez crées, si
vous les avez transmises par l'échange ou la vente, elles ne vous
appartiennent plus. Vous continuez, il est vrai, si vous en êtes
l'inventeur, à posseder leur idée même et le mérite de l'avoir trouvé, mais
en tant que vérité et célébruté, non en tant que utilité." Idem, p. 80
(8)  Idem, p. 79 souligné par moi.
(9)  Idem, p. 79
(10)  Gabriel Tarde, Logique Sociale, Felix Alcan, Paris, 1885, pag.348-9
note N° 1
(11)  Pourquoi, selon Tarde, l'hypothèse de reduir les "lumières" aux
richesse n'est pas , en principe, réalisable ? Parce que il s'agit des
quantités sociales produites et reproduites par les travail intellecteul et
affectif dont la source et le moteur n'est pas dans l'énérgie physique, mais
dans l'energie affective de la mémoire. La reduction des lumières à
richesses "implique la non -existance d'une fonction essentielle de notre
esprit la mémoire" (idem, p. 292). Selon Tarde toute pensée, toute
connaissance, consiste en sensations rémémorées, une sensation n'étant
"qu'un cliché dont la vie intellectuelle est le perpetuel tirage". Donc pour
que quelqu'un qui produit des idées et de connaisances "s'en depouille" il
faudrait qu'il oubliât ses idées au fur et à mesure qu'il les énonce. Pour
un approfondissement de la spécificité de la mémoire dans la production du
travail intellectuel voir mon "Videophilosophie".
(12)  Gabriel Tarde, Psychologie économique, Felix Alcan, Paris, 1902 , p.
296-7 
(13)  Georg Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, 1987, p. 353-4.
(14)  Gabriel Tarde, Logique Sociale, Felix Alcan, Paris, 1885, pag.p.452
(15)  Gabriel Tarde, L'opposition Universelle, Félix Alcan, 1897, p. 387
(16)  Gabriel Tarde, Logique Sociale, Felix Alcan, Paris, 1885, pag. 453.
(17)  Gabriel Tarde, Logique Sociale, Felix Alcan, Paris, 1885, p. 418
(18)  Idem, p. 423
(19)  Idem, p. 423
(20)  Idem, p. 118
 (21) La technique du film, comme celle du sport, invoque la participation
du spectateur en tant que "connaisseur", en tant qu'"expert". Le cinéma
(mais aussi la presse et le sport) détermine un mouvement de transformation
culturelle pour lequel la différence entre acteur et public tend à perdre
son caractère unilatérale. Cette différence "n'est plus que fonctionnelle,
elle peut varier d'un cas à l'autre. Le lecteur est à tout moment prêt à
passer écrivain."Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris 1991,
pag. 158
La réalisation de cette tendance, Benjamin a le mérite de la lier aux
transformations du travail et à la rupture de la séparation entre travail
manuel et travail intellectuel dont il en voit la forme paradigmatique dans
la production cinématographique, comme nous avons rappelle dans
l'introduction.
"En qualité de spécialiste qu'il a dû tant bien que mal devenir dans un
processus de travail différencié à l'extrême - et le fût-il d'un infime
emploi - il peut à tout moment acquérir la qualité d'auteur. Le travail
lui-même prend la parole. Et sa représentation par le mot fait partie
intégrante du pouvoir nécessaire à son exécution." Idem, p. 158-9
Le devenir actif du travail, le fait qu'il prenne la parole, requalifie
complètement le rôle de l'art parce que il renverse les bases de la division
sociale du travail dans lesquelles, l'art, malgré elle, est prise. Benjamin
voit dans les performances des dadaïstes, qui opposent un public distrait à
la communauté artistique qui se recueille et contemple, un symptôme
important du changement de fonction de l'art.
"Dans la distraction, l'oeuvre d'art crée la secousse et même le cas échéant
n'est rien d'autre que le prétexte à un comportement actif des sujets."
Idem, p. 175
La production et la réception de l'art (mais aussi de n'importe quelle
oeuvre) ne pourra plus se donner indépendamment de cette deuxième nature, de
ses formes collectives, technologiques et du rôle actif joué par les
"masses". L'"interactivité" des technologie numériques s'appuie et détourne
une tendance de fond des comportements et des attitudes induites par ce
processus.
(22)  Gabriel Tarde, Psychologie économique, Felix Alcan, Paris, 1902 , p.
68



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