Louise Desrenards on Thu, 28 Apr 2005 02:18:10 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Penser dans la prison: Paolo Persichetti, 23 avril


samedi 23 avril 2005 (02h20) :




Le passé refoulé, le futur qui manque

De Paolo Persichetti traduit de l'italien par karl&rosa



Les évènements de la lutte armée en Italie pèsent sur le présent aussi parce
qu'on n'a jamais voulu procéder à une confrontation sur les raisons qui en
furent à l'origine. Et les épigones ont pu profiter de ce refoulement.
La soirée du 24 août 2002 était une chaude soirée d'été et l'Italie avait un
besoin urgent de récupérer un de ces maudits jeunes des années rebelles pour
l'offrir en pâture à l'opinion publique. Une grossière imposture, excogitée
avec l'intention de fournir l'imagé truquée d'un brillant succès
opérationnel après l'attentat mortel contre Marco Biagi, tué quelques mois
auparavant par un petit groupe qui avait exhumé à nouveau du musée de l'
histoire un des derniers sigles de la lutte armée.

Un pays, distrait et ennuyé, même futile, conquis par l'avidité de l'oubli,
apeuré devant la possibilité de savoir, avait été secoué par le vacarme de
ces coups soudains. Irrité par ce brusque réveil, il avait fouillé
furieusement dans un passé désormais inconnu. Il cherchait dans des espaces
et des temps lointains les responsables de ces coups sans racines. Il
attribuait au passé ce qui était une imitation surréelle, fille du présent.
Il cherchait dans les figures d'hier des coupables pour l'aujourd'hui. Ce
fut ainsi qu'à l'aube du jour suivant je fus échangé dans le tunnel du Mont
blanc.
Métaphore d'un accord souterrain, signé hors de toute transparence, conclu
dans le ventre de la terre, loin de la lumière du soleil, distant de la
lueur du jour, après une folle course dans la nuit. Cette livraison furtive
cachait une violation flagrante de la légalité internationale : une personne
ne peut pas être extradée pour des faits postérieurs à ceux qui sont
indiqués dans le décret, en l'absence d'une nouvelle demande et après
vérification de son bien fondé. Pour avaliser le théorème de la centrale
française, les autorités ont agi en contournant toutes les obligations
prévues par la convention européenne sur les extraditions.

Les passés révolutionnaires ont de la peine à devenir histoire, en gisant
dans le limbe du refoulement ils voient périodiquement s'éclore les portes
de l'enfer, qui happe des lambeaux de vie, entraîne des existences
suspendues. Des legs, des résidus d'époques finies qui restent l'otage de l'
utilisation politique de la mémoire. Il ne s'agit pas d'un passé qui revient
mais d'un futur qui manque. La concomitance avec l'anniversaire du 11
septembre rappelait combien la musique dans le monde était changée. Le temps
était désormais venu pour un fort rappel à l'ordre, à la réaffirmation de l'
autorité, au respect absolu de la loi, au rétablissement de la certitude de
la peine.

Dans un article de Barbara Spinelli, intitulé "Les assassins reviennent à la
mode", on me faisait de sérieux reproches parce que les prisonniers et les
réfugiés ne s'étaient jamais publiquement repentis. Quelques semaines plus
tard, dans le silence de cimetière d'une cellule d'isolement, une lettre
anonyme reprenait l'argument en me conseillant de collaborer avec la
justice, si je voulais sortir de cette sentine de la terre. Une demande
surréelle qui, onze ans après, cherchait encore les preuves du verdict
prononcé en Cour d'appel.

A la fin d'une longue procédure bureaucratique, même le magistrat de
surveillance n'a pas autorisé les permis de sortie parce que "il ne semble
pas qu'il ait publiquement assumé des positions de dissociation de la lutte
armée, d'autant plus nécessaire à cause de la grave recrudescence du
phénomène terroriste ouvertement inspiré de l'idéologie des Brigades
Rouges". Une demande irrecevable parce qu'elle constituerait une reddition
face à des traitements différentiels et rapportant des primes, qui ont
compromis le principe d'égalité vis-à-vis de la loi et transformé l'enquête,
le procès et la prison, de sièges de vérification et de recherche de la
preuve ou de déroulement de la peine en des marchés d'indulgences, des foire
de l'échange politique, des lieux où on reçoit un peu de futur en échange de
son propre passé.
Jeremy Bentham disait a ce sujet que "la sphère de la récompense est le
dernier asile où se retranche le pouvoir arbitraire". L'extinction des
différents groupes dans lesquels s'étaient divisées les Brigades Rouges des
années '80 date de la fin de cette décennie. Une discontinuité politique
nette fut sanctionnée par les militants de l'époque. Le groupe étriqué qui n
'est apparu que plus tard, aux années '90, sous le sigle Ncc, est né avec
une intention polémique évidente vis-à-vis des réfugiés et des prisonniers
qui pendant les derniers grands procès des années '87- '89 ont sanctionné la
fin du cycle politique de la lutte armée.

Toute confusion avec les époques précédentes est donc injustifiée et
instrumentale. Il n'y a aucune ambiguïté. Ceux qui soutiennent le contraire
dans la classe politique, dans le gouvernements ou parmi les appareils d'
investigation et judiciaires, offrent seulement la preuve d'une osmose
culturelle surprenante, d'une redoutable symétrie d'attitude avec les
auteurs des attentats D'Antona et Biagi. Lesquels ont tout intérêt à
refouler les parcours politiques suivis par les ex-militants de la lutte
armée dans la décennie '90.

La dissociation est exactement le contraire d'une disposition de l'âme, d'
une inspiration de la conscience, d'un sursaut de l'esprit qui soutiendrait
de nobles parcours de détachement intérieur, absolument libres et
désintéressés, mais plutôt un modèle typique d'autocritique des autres, qui
tire un avantage de l'exportation de ses propres responsabilités.
Paradoxalement, la durée de la lutte armée, de la quelle la dissociation
prétend cyniquement se détacher, est le présupposé de sa force
contractuelle. Quelque chose d'absolument opposé au déroulement politique du
phénomène lui-même, au fait qu'il atterrit ailleurs, au fait qu'il va
au-delà, à travers un trajet absolument autonome, soustrait à quelle forme
de connivence ou de complaisance que ce soit avec le pouvoir, comme c'est
arrivé à la fin des années '80.

Le fait d'exhumer à nouveau ce vieil outil de l'émergence, ramène
instrumentalement les parcours politiques réalisés en arrière de plusieurs
décennies. Une caricature archéologique qui s'explique par l'intention
méchante de construire un lien moral, en l'absence du lien matériel, entre
les militants des années '70-'80 et les épisodes de 1999 et 2002. La
responsabilité vient assumer ainsi une singulière dimension transitive,
utile pour repousser la crainte de devoir reconnaître que ces nouveaux coups
d'arme à feu sont aussi la responsabilité de ceux qui ont bercé le pays dans
le refoulement, de ceux qui ont théorisé et encensé cet oubli, de ceux qui
ont évité ainsi des demandes embarrassantes.
Le refus obstiné de l'amnistie, en gardant les insurgés symboliquement
exclus dans les enceintes carcérales ou dans les limbes disciplinaires d'
existences semi pénitentiaires, a congelé le temps, cristallisé les époques
et tenté d'empêcher à ce savoir incarcéré, à ces expériences sous clef ou
exilées, de faire valoir les raisons de l'impossibilité de se reproduire des
modèles de lutte armée révolus. Pas des anathèmes moraux mais des
évaluations politiques autonomes audibles par les composantes sociales
antisystème. Tout cela a manqué.

L'Italie est restée fidèlement ancrée aux politiques de l'urgence, à l'état
d'exception, aux modèles de l'abjuration qui ont facilité la réimplantation
de la contrainte à répéter. L'exil et la prison ont altéré la conscience du
temps, en renforçant dans la société la tentation de considérer immuable ce
qui a été refoulé. Les années passées, les prisonniers et les réfugiés, du
moins à cause de cette sagesse qui naît du malaise de ceux qui doivent se
confronter avec des circonstances défavorables, ont dû se mesurer avec la
défaite en en explorant les aspects les plus cachés, en la vivant sur leurs
propres trajets existentiels, entre des exils sans asile et des châtiments.

A l'anathème ils ont opposé la réflexion. Ils auraient pu se barricader dans
les tours en ciment blindé des prisons, trouver du réconfort dans l'
isolement pénitencier qui leur était destiné, se retrancher dans la douleur
pour les victimes de leur propre partie, se sentir l'emblème sacrificiel d'
un martyre métahistorique, vivre d'une nostalgie mortifère qui, comme l'
écrit Milan Kundera "n'intensifie pas l'activité de la mémoire, n'éveille
pas des souvenirs, se suffit à elle-même, à sa propre émotion, en étant
absorbée par la souffrance". Au contraire, ils ont refusé tout cela. Ils ne
se sont pas soustraits à une réalité changée qui rendait obsolètes leur
choix passés. Ils ont essayé, malgré les murs et les barreaux, d'aller
outre. Ils se sont évadés de leur peine, se sont enfuis des geôliers restés
à ne surveiller que les fantômes d'une société retardée, encore trempée de
rancour contre les images vides d'icônes à haïr.

Les "vainqueurs", ou ce qui en est resté, qu'ont-ils fait? Gisant dessus et
puis bouleversés par les dispositifs mêmes conçus pour défaire les insurgés,
ils n'ont pas su mener à terme la moindre élaboration collective de deuil.
On reproche à des individus d'avoir éludé un sens de culpabilité discutable
alors que la société italienne toute entière a été conquise par le
refoulement. Ce qui, pour les prisonniers et les réfugiés, mais aussi pour
des secteurs de la société civile, est désormais de l'histoire, matière à
exploration et à enquêtes serrées à discuter avec les froides techniques des
sciences sociales, reste, pour la presque totalité des milieux politiques et
de la magistrature, une blessure ouverte, une plaie vive qui ne peut et ne
doit pas cicatriser.

Au travail historique qui va en profondeur s'oppose la vénération d'une
mémoire transfigurée en culte d'une douleur qui ne peut se résorber. Au
travail douloureux et conflictuel d'incorporation du passé, se substitue une
attitude de refus qui en fait une tranchée sur laquelle se replier. L'
élaboration du deuil devient de cette manière, selon une tradition
consolidée propre à l'inquisition, un instrument d' assainissement des
consciences qui ajoute à la sanction sur les corps la correction des
esprits. S'affirme de cette façon un récit pénitentiel de l'histoire, marqué
par totems et tabous, mythes fondateurs et comportements diabolisés.

La complexité sociale des évènements se réduit à une grossière opposition
entre le bien et le mal, la décennie des mouvements et des conflits devient
histoire de délits. Les faits perdent toute dimension sociale pour n'
acquérir qu'une importance pénale tandis que le militantisme est confondu
avec la déviance. Comme dans un parfait exorcisme, les années 70 deviennent
le bouc émissaire du vingtième siècle italien, le chapitre qui manque au
livre noir du communisme.
Toutes comptes faits, réfléchir sur ce passé qui ne passe pas en cherchant à
ne pas le maintenir comme une ancre, un poids, du lest mais à le dissoudre
dans le présent s'est avéré un inutile travail de Sisyphe. Un effort vain et
mal vu, cause de préjugé et de soupçon car il n'est ni récupérable ni
intégrable à travers des logiques de récompense et de dissociation mais, ce
qui est pire, objet d'une véritable méconnaissance, fait nul et non avenu,
circonstance annulée, page devenue blanche.


Source
http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=8409


De : Paolo Persichetti
samedi 23 avril 2005



 
 
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