Samuel Bianchini on Sun, 29 Jun 2003 18:16:00 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] "Courtesy ofŠ" - v0.2


Courtesy ofŠ [1]

1er mars 2000, Elvis Presley en concert live à Paris. Même année, le nouveau
titre de Bob Marley en duo avec Lauryn Hill vient de sortir. Nombreux sont
les exemples récents de réanimation : bien plus que de simples reprises,
chacun a droit à sa propre renaissance. Des régénérations auxquelles les
technologies numériques et leurs facultés de copie, de transformation et de
"virtualisation" ne sont pas étrangères.
En tant qu'opération de reprise et de réactualisation des morceaux qu'il
emploie, le mixage est aujourd'hui un procédé révélateur qui impose la
figure du D.J. par sa position d'intermédiaire, de passeur. Le D.J. s'empare
d'oeuvres, y prélève des fragments, nouvelle matière pour une composition
éphémère en mesure d'actualiser ses différentes sources. La citation et,
au-delà, la compilation, le pillage, deviennent pratiques courantes pour
nourrir sans cesse de nouveaux mix. C'est là quelques idées régulièrement
soutenues depuis plusieurs années [2].
Reprise et relance (In / Out) sont les deux pans d'une position plus que
jamais actuelle. Si nous sommes couramment confrontés aux questions posées
par toutes formes de reprises étroitement liées à un système de copie
généralisé, l'autre versant de cette situation -la relance- est, quant à
elle, encore peu explorée. Comment une oeuvre peut-elle être pensée afin
d'être reprise, segmentée, transformée, pillée, voire utilisée ? Plutôt que
de se résoudre vainement à un probable devenir-copie auquel elle serait
étrangère, comment peut-elle anticiper mais également provoquer ses propres
reprises au point que ces dernières conditionnent sa pleine réalisation ?

À l'image du "Copyleft" [3], qui fait du droit à la copie un principe de
distribution, l'oeuvre se mesurerait alors à sa capacité à être reprise. Non
pas simplement la livrer à la copie, mais intégrer un processus de
transformation permanente qui porte l'oeuvre de copie en copie, de
transformation en transformation, qui oeuvre. Il n'y a alors plus d'oeuvre,
mais des stades ou des versions de l'oeuvre, celle-ci se définissant à
travers ses changements et ses usages. Des pratiques qui produisent des
oeuvres nécessairement protéiformes, sans cesse dupliquées et transformées,
qui remettent une fois de plus en question la notion d'oeuvre au sens
traditionnel : originale, unicitaire, intègre, permanente, localiséeŠ
Entre reprise et relance, ce nouveau type d'oeuvre se définit comme un
"projet", voire un "programme". La figure du programmeur vient prolonger
celle du D.J.. Le virtuel informe de son sens fondamental ce type de
travaux. Les oeuvres ne sont pas réalisées : elles sont en puissance pour
advenir au moment de leur actualisation, en l'occurrence de leur reprise.
Cette "virtualisation" [4] de l'oeuvre implique non pas une
fonctionnalisation déterminante mais une instrumentalisation ouverte.
L'auteur tente la définition d'une oeuvre-matrice suffisamment précisée pour
dynamiser les intérêts et suffisamment ouverte pour en permettre des
interprétations. Son oeuvre tend à devenir un projet générique pour des
reprises qui pourront en spécifier comme en déjouer les tendances.
La programmation peut aussi bien être comprise dans son acception la plus
large [5] que dans son sens plus particulier, c'est-à-dire informatique.
Ainsi la méthode de travail pour le développement en "open source" [6] de
logiciels libres étaye notre proposition : dès sa première version un
logiciel est proposé à tous. Son code informatique (secret de fabrication)
est ouvert au domaine public : chacun peut intervenir dessus pour s'en
servir et le transformer. Dès lors qu'on l'enrichit, notre participation
appartient de fait à l'ensemble du code, et donc au domaine public. Cette
méthode inaugure le principe d'un travail en cours qui, dès sa première
version, est diffusé, partagé, modifiable, enrichissable par le collectif
qui veut s'y intéresser.
Ces modalités de production permettent de révéler des attitudes qui
partagent et, parfois même, confondent production et consommation, cette
dernière ne signant plus l'aboutissement d'un cycle mais sa relance.
Toutefois les multiples tentatives d'application aux oeuvres d'art des
méthodes dérivées de l'open source et de ses formulations juridiques, de ses
"licences", ne suffisent certainement pas à légitimer, "labéliser" les
créations qui pourraient y avoir recours. Rappelons que dans le cadre de la
production de logiciels libres, il s'agit avant tout de créer des outils
informatiques dont la valeur d'usage est certaine. Les motivations
principales qui peuvent conduire les uns et les autres à participer
bénévolement à de telles productions résident dans l'intérêt commun qui peut
être suscité par les capacités de l'outil, objet du développement en
question.
Peut-on alors se poser la question : comment vais-je pouvoir utiliser une
oeuvre ? Entraîner le jugement esthétique sur le terrain de la valeur
d'usage, l'affaire pourrait paraître douteuse. Pourtant que se cache-t-il
derrière ce terme "dispositif" [7] sans cesse utilisé aujourd'hui dans le
champ des arts contemporains ? N'est-ce pas là le signe d'une
reconsidération du statut même de l'oeuvre ? Le dispositif serait ce qui
permet l'activité, ce qui fait "fonctionner" l'oeuvre. De ce fait ne peut-il
pas être distingué de l'oeuvre elle-même pour devenir l'objet d'attentions
particulières ? Si bien entendu seules certaines oeuvres se prêtent au jeu,
celles-ci peuvent offrir leurs principes de fonctionnement, leurs
instruments comme autant de "méta-oeuvres" à partager, à relayer, à
"transférer". Ainsi envisagé sous son aspect générique, le "dispositif met à
disposition" ses fonctions comme autant d'opérations matérielles et
logicielles autour desquelles des modes de production coopératifs peuvent
être instaurés. Il n'est alors pas surprenant de voir de plus en plus de
créations se rapprochant de l'instrument, voire de l'outil [8] .
Outil, instrument, matrice, modèle, programme, projet, autant de
propositions qui sont appréciées dans leurs facultés potentielles
d'utilisation et de relance d'autres propositions. L'objet commun de ces
oeuvres-projets : devenir le projet des autres [9]. À la peur de la
liquidation de l'auteur -liée à la perte d'originalité et d'unicité de
l'oeuvre- répond la médiatisation par "l'Autre". La prédisposition des
oeuvres à être reprises leur permet en même temps de se décupler
médiatiquement : en les reprenant, les autres s'en font en même temps le
relais. Pollen ou virus -selon le degré de perversité-, que l'on travaille
avec ou malgré eux, les autres deviennent "porteurs" de l'oeuvre-projet en
même temps qu'utilisateurs. En fonction de sa force, celle-ci conservera ou
non, de porteur en porteur, une valeur indicielle qui se propagera par le
biais de cette stratégie virale.

Rien d'étonnant à hériter et à jouer de certaines valeurs d'un auteur -et
plus particulièrement d'une star- en reprenant une de ses oeuvres. Lorsque
la reprise se fait avec la participation de l'auteur, sa réintroduction
posthume à l'oeuvre, il ne s'agit plus de l'introduction d'indices mais bien
de caution. La reprise qui proposait de prolonger l'oeuvre par sa diffusion
tente alors de prolonger la vie. Si l'oeuvre se virtualise pour se produire
dans des situations non déterminées au préalable, pourquoi pas l'auteur
lui-même ? L'art de préparer ses gestes pour le siècle prochainŠ [10]



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NOTES
  €[1] Titre du texte d'Alexandre Laumonier, in Art Press, spécial N°19,
Techno, anatomie des cultures électroniques, Paris, sept. 1998, p. 80.
  €[2] Voir par exemple à ce propos mes textes Le mixage en puissances, in
Catalogue de l'exposition "Mixage", Alliance française de Singapour,
décembre 1999, pp. 53-55, et La compilation : un acte d'auteur ?, in
Nov'art, n°20, Paris, juin-sept. 1996, pp. 20-21, tous deux téléchargeables
sur http://www.dispotheque.org.
  €[3] Voir à ce sujet le site web www.artlibre.org.
  €[4] "Virtualiser une entité quelconque consiste à découvrir une question
générale à laquelle elle se rapporte, à faire muter l'entité en direction de
cette interrogation et à redéfinir l'actualité de départ comme réponse à une
question particulière".
Pierre Lévy, Qu'est-ce que le virtuel ?, Coll. Poche - essais, Ed. La
Découverte, Paris, 1998, pp. 15-16.
  €[5] Pour des oeuvres par exemple, ainsi la proposition de Fabrice Hybert
avec son programme TV réalisé à La Biennale de Venise ; ou pour des
expositions, telle que Do It d'Hans Ulrich Obrist, pour laquelle chaque
oeuvre se voit résumée par un mode d'emploi permettant de la reconstituer.
Chacune d'entre elles est alors interprétée puis réalisée à chaque occasion
de cette exposition itinérante. On notera qu'artiste et commissaire se
rejoignent, et parfois même se confondent dans l'idée de programme.
  €[6] C'est sur ce principe que le système Linux est développé. Sur ce
sujet voir le site www.gnu.org. Nous nous référons ici aux logiciels libres,
en particulier à la licence GPL, et lorsque nous parlons d'open source, il
s'agit de la méthode et non du statut juridique souvent présenté en
opposition au CopyLeft (GPL).
  €[7] Anne-Marie Duguet nous rappelle qu'un dispositif est un "appareillage
à la fois technique et conceptuel, il est le lieu où s¹opère l¹échange entre
un espace mental et une réalité matérielle", in cédérom "Actualité du
virtuel", Éd. du Centre Pompidou, Paris, 1996.
  €[8] Voir à ce titre le site artistique de téléchargement d'oeuvres "
http://www.teleferique.org ", qui sont présentées sous forme de "Démo" lors
d'événements artistiques. Sur ce site, voir en particulier les instruments
de Makoto Yoshihara.
  €[9] C'est déjà ce que tentait d'initier le site web projet de projet
développé par le collectif "Comme chacun de nous était plusieurs ça faisait
déjà beaucoup de monde" entre 1995 et 1997.
[ http://openproject.free.fr/p2p ]
  €[10] Les avatars numériques n'en sont-ils pas un bon exemple ? Si
aujourd'hui ils servent à nous introduire dans les environnements virtuels,
ils pourront également nous permettre de nous réincarner dans des situations
futures imprévues. Certains grands acteurs américains ne seraient-ils pas en
train de mémoriser une panoplie de mouvement, de se "modéliser", afin de
pouvoir entrer en scène après leur mort ?



Samuel Bianchini - biank@dispotheque.org - http://www.dispotheque.org
Membre des laboratoires Creca (Centre de recherches d'esthétique du cinéma
et des arts audiovisuels, Université Paris 1) et Cedric (Centre de Recherche
en Informatique du CNAM)

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Essai publié dans une version plus courte in catalogue de l¹exposition
"Carnet d'adresses : une oeuvre, un critique, un artiste", Musée de
Louviers, Mars - Septembre 2000, revue Visuel(s), n°9, Éd. Jean-Michel
Place, Paris, mars 2000.








 
 
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