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[nettime-fr] LE TEXTE ET LA MACHINE.


LE TEXTE ET LA MACHINE.

Decembre 2002

Pascale Gustin

Licence : GNU General Public License


Je crois que l'ordinateur et de manière plus générale les technologies
de l'information, transforment de façon radicale notre rapport au monde
et à nous même. C'est même devenu un lieu commun de dire cela
aujourd'hui, c'est devenu un truisme. Paradoxalement, mesurer
l'importance et les conséquences de ces changements est loin d'être
simple, cela ouvre même de nombreux champs d'investigations et de
réflexions qui depuis environ 60 ans font l'objet de recherches de
plus en plus diversifiées dans des domaines toujours plus étendus. Je
pense, à l'instar de Pierre Levy que l'outil informatique est une
découverte au moins aussi importante dans l'histoire de l'humanité que
celle de l'écriture ; elle en est probablement même la continuité, en
poursuivant le processus d'hominisation de l'homme [1][2].


J'aimerais par ce texte explorer de manière tout à fait personnelle la
naissance de l'outil informatique du point de vue du texte et de
l'écriture. Je ne prétends pas ici à un essai exhaustif sur le sujet
mais seulement à rassembler quelques réflexions et notes de lectures
qui m'apparaissent pertinentes. Selon le procédé d'une pensée
analogique, je souhaiterais former un ensemble cohérent de réflexions et
d'idées dans la continuité de ce qui à mon sens me parait trop peu
questionné actuellement mais non pas moins important, c'est à dire le
problème de l'écriture en regard de l'outil informatique et la façon
dont à mon avis celui-ci transforme et remet en question de multiples
manières la notion même de texte.


- L'écriture, le code, le texte.


L'écriture est la première technologie d'enregistrement de la parole;
constituée de symboles, d'images ou de signes, elle est un système, un
code mis en place afin de pouvoir garder trace du langage parlé. De ce
point de vue, l'écriture est un code, certes relativement souple, qui
"encode" la réalité et tout à la fois en transforme et en remodèle la
perception. Un des tous premiers systèmes d'écriture que l'on ai
retrouvé est l'écriture à noeuds, système "d'inscription"
mnémotechnique et synthétique. On en a découvert des traces au Pérou
dans les tombeaux Incas, par exemple. Ce sont des paquets de noeuds et
de fils attachés de couleurs différentes ou semblables, placés de
manière à obtenir un grand nombre de significations. Ces
"quippus" servaient à enregistrer les comptes, la chronologie; il
était possible également de s'en servir comme d'un moyen de calcul. On
retrouve cette forme ancestrale d'écriture partout dans le monde et
jusqu'au milieu du vingtième siècle, dans certaines régions elle était
encore utilisée par les ouvriers afin de comptabiliser leurs journées
de travail [3].


L'écriture dans son essence apparaît alors comme un système de
différences. (J. Derrida et Saussure) [4]



Le codage binaire a été utilisé sous une forme symbolique très tôt,
en chine, avec le système divinatoire du Yi-King. Le Yi-King est un
ensemble de 64 hexagrammes constitués d'une collection d'images
symboliques représentatives d'un certain ordre de l'univers et était
utilisé pour procéder à diverses interprétations divinatoires. Ces
images symboliques résultent de l'assemblage et de la combinatoire de
traits pleins et de traits brisés représentant les deux états
essentiels par lesquels chaque être et chaque chose sont appelés à se
mouvoir et à se transformer. Mais c'est le philosophe anglais Francis
Bacon (1561-1626) qui fait de ce principe binaire un système à part
entière afin de pouvoir transmettre des messages de manière rapide et
sûre [5].
Dans ce sens le "code", l'acte de coder un message serait en somme la
transcription de celui-ci dans une langue "non-naturelle".


Mais le mot de code se dérobe à mesure qu'on souhaite en saisir le sens.
A l'origine du mot, nous trouvons le codex, c'est à dire la
planchette, le recueil; nous avons également le code juridique qui est
l'ensemble des lois qui régissent une société, signification qui n'est
pas sans rappeler la programmation puisqu'elle-même est régie
par une syntaxe, un ensemble de règles auxquelles on ne peut déroger
d'aucune manière sous peine de "planter" le programme. Nous avons
également le code vestimentaire ou le code génétique. Le code serait
en quelque sorte un moyen de conservation et de transmission
d'informations, un support de significations non spécifiquement humain.


L'écriture pourrait être une sorte de code plus souple où le
sens est tissé de différentes manières : les lettres avec les
lettres une à une ou par grappes, les mots ensembles pour former des
phrases et les phrases tissées les unes aux autres, interagissant les
unes avec les autres au cours de la lecture, nouant liens de sens et
de significations afin de former le texte. On utilise l'expression "le
fil de la lecture" ou "au fil du texte" pour parler de cet écheveau du
sens qui prend forme au moment du "déchiffrement". Le texte est une
trame de significations, dont les fils se croisent et s'entrecroisent
entre les lettres elles-mêmes, les mots, les sons, dans le texte et
entre le texte et le lecteur.

Le mot texte vient du terme latin "texere" qui signifie tisser.


Une autre définition du mot peut être :
un nombre fini de signes discrets choisis dans un ensemble fini
de signes (Florian Cramer).



- Les machines.

Une des toutes premières utilisations technologiques du langage binaire
a été développée par Jacquard (1752-1834) afin d'améliorer la technique
du tissage.
Il s'agissait de cartes perforées de trous, c'est à dire de
l'utilisation des pleins et des vides des cartes pour "coder" le passage
des fils de couleurs différentes dans les fils de chaînes. La
technologie du tissage a toujours été à l'avant-garde des techniques de
son temps, même aux époques les plus reculées; au moyen-age, on
utilisait déjà des cartes réalisées sur du papier divisé en damier pour
la reproduction des dessins.
Charles Babbage (1792-1871), initiateur de la machine différentielle
et plus tard de la machine analytique connaissait les travaux de
Jacquard dans le domaine du tissage et eu cette intuition fondamentale
d'appliquer ce principe --en quelque sorte combinatoire des différents
fils entre eux-- au calcul selon une méthode semblable. Ada Lovelace
(1815-1852) collaboratrice de Charles Babbage fût chargée de la partie
logicielle de la machine, c'est à dire du "texte" (au sens large du
terme) qui devait permettre à la machine analytique de fonctionner. Mais
le projet n'aboutit pas, faute de moyens et probablement aussi
d'organisation [6].


Les machines telles que les ordinateurs actuels ne peuvent
fonctionner, ne peuvent "comprendre" une serie d'instructions que si
celles-ci se trouvent écrites sous la forme de suites de 0 et de 1 ou
plus exactement sous forme de séquences trés rapides d'impulsions
électriques; une impulsion représente une connection c'est à dire le
1, l'absence d'impulsion le 0. Un ensemble organisé de 0 et 1 a donc
un sens pour la machine, c'est à dire un "sens électrique". Le terme
de sens n'est peut-être pas tout à fait approprié pour parler
d'instructions que la machine, programmée dans ce but, effectura : la
machine n'interprète pas le programme ou les instructions entrées dans
le processeur, elle ne fait que les exécuter.
La rapidité avec laquelle le courant circule entre les différents
éléments de l'appareil informatique (liée à la vitesse d'horloge du
processeur), offre des possibilités quasi illimitées de calcul
(quantités de connexions et d'absences de connexions, de 0 et de 1 de
plus en plus importantes dans des laps de temps très courts). Ainsi,
nous pouvons, en tant qu'utilisateur de machines et de programmes,
charger des images à l'écran, les dupliquer ou les transformer, faire
jouer des sons, ou bien écrire des textes que nous rentrons dans la
mémoire vive de l'ordinateur. En quelque sorte ces suites de 0 et de 1
sont le seul code ou alphabet avec lequel nous pouvons utiliser l'outil
informatique.



Les premiers ordinateurs étaient en quelque sorte programmés "en
direct" à l'aide de fiches et de fils reliés ensembles.
Si la fiche est connectée, le courant passe, la valeur est donc 1, à
l'inverse, l'absence de connection prend la valeur 0. Pour faire
fonctionner un programme, il fallait donc connecter une à une des
centaines de fiches et de fils entre eux. Le temps de mise en route
d'un programme était trés important; les erreurs fréquentes et
pénibles à retrouver. On devait suivre chaque fils pour
voir où il était relié au milieu de paquets de fils entrelassés les uns
dans les autres.
Plus tard, dans les années 50 et 60 les fils électriques seront
remplacés par des valeurs situées en mémoire [7][8][9].


Les ingénieurs imaginèrent ensuite un moyen de simplifier les opérations
de programmation. On substitua à un ensemble d'instructions, un code
dit mnémotechnique, plus facile à retenir. Ces premiers langages
permettaient d'effectuer rapidement des taches complexes sur
les machines, mais restaient encore malaisés d'utilisation car trés
proche du code de la machine (exemple : le langage assembleur).
Peu à peu, les langages devinrent plus performants. L'utilisation des
premiers compilateurs firent des machines, des outils plus souples et
faciles à utiliser (avec le fortran). De véritables mots furent
employés et les instructions au fur et à mesure de l'évolution des
langages devinrent plus compréhensibles pour l'homme, encodèrent des
algorithmes entiers et rendirent ainsi la conception
des programmes rapide et efficace.

L'arrivée des interfaces graphiques donnera par la suite les moyens à
tout utilisateur non-informaticien, d'effectuer facilement, rapidement,
par l'intermédiaire de l'écran graphique des taches compliquées
pré-programmées.


Le code de la machine, le texte en quelque sorte se trouve alors
dissimulé sous des couches logicielles mais c'est toujours un code, une
"texture" de calcul, de 0 et de 1 qui, dans les "profondeurs" de
l'ordinateur, officie afin que les programmes puissent avoir lieu en
"surface" [10][11].

Les langages de programmation (je pense par exemple aux langages de
programmation orientés objet comme java ou python) les plus récents bien
que plus proches d'une part du langage humain et peut-être également de
la pensée humaine (du moins d'une petite part caractéristique de
celle-ci : la catégorisation; mais je doute que cette forme de la pensée
humaine soit la plus "naturelle" à l'humain mais peut-être bien plutôt
sa part la plus sociale ou socialisée) restent toujours
malgré tout soumis aux nécessités internes des machines.

Le langage humain, tel que nous le parlons, l'écrivons met en place un
monde de significations. Le discours oral est contextualisé. Il en est
de même pour le texte écrit. Une marge d'ambiguité est toujours tolérée
et même presque souhaitable car c'est pratiquement dans cette marge
qu'a lieu l'expression de l'individu qui parle ou écrit. La dimension
culturelle ainsi qu'une prise de conscience de tous les discours qui ont
précédemment eu lieu, interviennent également de manière plus ou moins
prégnante pour celui qui écoute ou lit selon la culture qu'il a du sujet
énoncé. Ainsi le sens du texte oral ou écrit est un ensemble de liens
qui se tissent de toute part entre les interlocuteurs ou entre le
lecteur et le texte, la société, la culture, les lois etc. Souvent, la
compréhension du sens dépasse largement la structure de base du langage
--linéaire et séquentielle, celle du discours oral ou du texte.

Il en va ainsi de la pensée humaine car c'est à partir d'elle, à partir
de cette matrice que cette texture de liens peut avoir lieu.



C'est en poursuivant un tel raisonnement que Ted Nelson élabora ses
recherches sur l'hypertextualité dés le milieu des années 60 avec son
projet "Xanadu" (nommé ainsi en référence à un poème de Coleridge).

Son prédécésseur Vannemar Buch eu une intuition semblable lorsqu'il
imagina vingt ans plus tôt "le Memex" --MEMory EXtander--, une
bibliothèque de documents reliés les uns aux autres en fonction du
sens que pouvait prendre chaque paragraphe, phrase ou mot de tel ou
tel texte mémorisé en regard de tel ou tel autre paragraphe, phrase ou
mot issus d'un autre texte ou d'une autre partie de ce même texte.
Conservés sur microfilms spéciaux, ces textes, photographies ou tout
autre document auraient été accessibles grace à plusieurs écrans,
claviers et manettes. Une membrane sensible aurait pu permettre de
photographier et d'enregistrer de nouveaux documents. L'utilisation d'un
tel appareil aurait permis au chercheur ou à l'" homme moderne " de
faire face à la prolifération d'informations prévisibles en raison du
développement des instruments de médiatisation de l'information [12].


Pour Ted Nelson, la pensée humaine est hypertextuelle par essence
alors que le langage humain, la parole ou l'écrit, ne sont que
séquentiels. Ainsi, le langage humain apparait comme incapable de
reproduire véritablement la pensée dans toute sa richesse, sa
diversité et son foisonnement [13].


C'est sur ce travail, cette nouvelle manière d'appréhender le texte
que je terminerai cette suite de notes et de reflexions car à partir
de cette notion d'hypertexte et d'hypertextualité de nombreuses
possibilités de tissage de sens et de textes sont mises à jour et en
explorer les dimensions et les possibilités serait l'objet d'une
recherche à part entière. J'aimerais seulement pour conclure, amener à
l'attention du lecteur que le texte apparaît désormais non plus comme
quelque chose d'abstrait et d'homogène qui permet à l'information
d'être diffusée mais comme un corps à part entière, concret qui peut
prendre de multiples formes; ainsi être utilisé aussi bien pour
programmer les outils de l'informaticien, ou du simple usager de
l'informatique, pour concevoir des programmes que pour les
appliquer. Je crois que le travail du poète ou de l'écrivain s'en
trouve profondément bouleversé. Ecrire ce n'est pas seulement faire un
texte mais aussi ce peut être mettre en route un instrument, l'outil
informatique, se servir d'un programme (un logiciel de traitement de
texte par exemple) ou d'un langage de programmation ; c'est couper,
coller, assembler telle portion de texte avec tel autre (un morceau de
programme, un lien qui menera à une image ou à un son). C'est jouer
également avec différentes formes de langages car tout ceci à mon sens
constitue encore du texte; c'est mettre l'écriture, le langage
--quelque soit l'origine de ce langage-- en contact avec d'autres
branches de la communication.


reférences :

[1] Levy Pierre
La machine univers
Editions La Découverte 1987


[2] Levy Pierre
L'intelligence collective
Editions La Découverte 1997


[3] Fevrier James
L'histoire de l'écriture
Editions Payot et Rivages 1948


[4] Kristeva Julia
Le langage, cet inconnu
Editions du seuil 1981


[5] Breton Philippe
Une Histoire de l'informatique
Editions du seuil 1990


[6] Plant Sadie
"Tissages du futur: tramer ensemble femmes et cybernétique"
Connexions : art réseaux média
Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris 2002


[7] Rossi Serge
http://histoire.info.online.fr/


[8] Guillier François
http://www.histoire-informatique.org/


[9] Bordeleau Pierre
http://www.scedu.umontreal.ca/sites/histoiredestec/


[10] Every David K.
http://membres.lycos.fr/cgiguere/vdn/vdn24.htm
traduit de l'anglais par Charles Giguère


[11] Sureau D. G.
http://www.scriptol.org/histlang.html


[12] Bush Vannemar
"Comme nous pourrions le penser"
Connexions : art réseaux média
Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris 2002


[13] Nelson Ted
http://ted.hyperland.com/



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